0308 CEst Là Que LImprévisible Se Produit.
Dimanche 16 juin 2002, 2 h 02.
Cest là que limprévisible se produit. Un scooter déboule à toute vitesse de la gauche en grillant une priorité. Lorsque Jérém le voit, lorsquil appuie comme un malade sur la pédale de frein, cest déjà trop tard. La collision est inévitable. La roue du scooter se plante dans laile de la voiture de Jérém qui vient de simmobiliser. Le conducteur est éjecté de son siège, le choc fait trembler tout lhabitacle, et je le ressens jusque dans mon ventre. Sa tête casquée vient percuter le parebrise, qui se déforme, se fragmente en mille éclats mais ne se brise pas. Le bruit sourd du coup me glace le sang dans les veines, tout comme le cri désespéré de Jérém :
« NON !!! »
Une fraction de seconde plus tard, je vois le corps atterrir sur le goudron, de lautre côté de la voiture.
Je suis sidéré. Jérém est sous le choc, il a clairement perdu pied.
« Je ne lai pas vu, je ne lai pas vu ! » il répète en boucle.
Tu tappelles Jérémie Tommasi et depuis que tu as été rejeté par le monde du rugby professionnel, tu bois et tu fumes trop. Soudain tu repenses à ce qui test arrivé quelques jours plus tôt. Une nuit tu te fais arrêter par la Police en état divresse manifeste, en marge dune bagarre. Tu narrives pas à te calmer, tu insultes les agents qui essaient de te maîtriser. On te menotte, on tamène au poste. Tu passes la nuit en cellule de dégrisement. Tu décuves, tu ne dors pas beaucoup. Et ça te laisse le temps de réfléchir. Tu te dis que tu dois te tenir à carreau, car tu ne veux plus jamais avoir affaire à ce genre de contrainte, à cette angoisse de privation de la liberté.
Je regarde par la vitre et je vois le conducteur bouger, se mettre assis et se tenir le genou. Il na pas perdu connaissance, et cela est une chance immense. Il nous tourne le dos. Je sors de la voiture comme un fou, ma première pensée est celle déviter le suraccident.
En une fraction de seconde, le tableau se dessine dans ma tête. Le type est vivant, ce qui est capital. Laccident sest produit parce quil a grillé une priorité. Mais Jérém a bu et fumé du shit. Et son attention a certainement dû être détournée par le fait que nous étions en train de nous disputer. Soudain, je pense à quelque chose. Mais il faut faire vite, très vite.
« Sors de la voiture Jérém !
Quoi ? il fait, abasourdi, le regard paniqué. Nico, je suis dans une merde noire !
Sors de la voiture, sors vite ! Et surtout ne dis plus rien, rien du tout ! »
Jérém obéit machinalement. Et moi je vais voir le motard.
« Bonjour. Vous allez bien ?
Jétais bien mieux avant !
Vous avez mal ?
Jai mal, jai mal, oui.
Au genou ?
Oui !!!!
Et pas ailleurs ?
Lépaule.
Et la tête ?
Non
»
Dans cette étrange lucidité quest la mienne à cet instant, je me souviens du cours de secourisme que javais suivi au lycée.
« La vue, ça va ? Tu vois clair ou brouillé ?
Oui, ça va.
Comment tu tappelles ?
Ouissem.
Et tu sais quel jour on est, Ouissem ?
Samedi ???
Oui, on est bien samedi.
Et quel mois et année ?
Euh
juin
2002
Cest ça !
Aide-moi à enlever le casque
Attends un peu
laisse-moi appeler les urgences avant et voir ce quils disent. »
Je sors mon téléphone de la poche et je compose le 15.
Je suis étonné darriver à garder le contrôle, alors que Jérém est hors de lui. Les mots sortent tout seul, je mets mon plan à exécution avec un aplomb dont je me serais cru incapable.
« Je mappelle Nicolas Sabathé et je viens davoir un accident. Un scooter a surgi de la gauche et il sest encastré dans ma voiture
oui, le conducteur du scooter est conscient
le nom de la rue
je ne le connais pas
»
Ouissem me donne lui-même le nom de la rue, ce qui est plutôt rassurant.
« Mais quest-ce que tu leur as raconté ? me lance discrètement Jérém dès que jai raccroché.
Viens, je lui lance, tout en le prenant par le bras pour léloigner de Ouissem.
Cest moi qui ai eu laccident, pas toi ! il me crie tout bas.
On sen fiche, du moment que personne dautre ne le sait à part toi et moi.
Nico, jaurais pu le !
Tais-toi, putain, Jérém ! Il nest pas mort, il est juste blessé. Toi tas bu et tas fumé. Si on dit que cétait toi qui conduisais, tu vas vraiment être dans la merde. Moi je suis clean, le mojito remonte à longtemps
Mais cest ma voiture !
On sen fout de ça ! Jai mon permis, et tu as le droit de me la prêter !
Tu peux pas faire ça !
Si je peux, et je vais le faire. Je ne vais pas te laisser dans la merde, Jérém, cest hors de question ! Il faut juste que tu me promettes de maintenir cette version quand la police te posera des questions. »
Son regard terrorisé me touche et me rend tellement triste.
« De toute façon, désormais jai dit que cétait moi, je lui lance. Si tu dis autre chose, cest moi qui suis dans la merde ! Alors, tas intérêt à pas déconner ! »
Les secours arrivent quelques minutes plus tard, accompagnés par les forces de lordre. Ouissem est pris en charge. Un policier, la trentaine, très imposant et plutôt pas mal gaulé dans son uniforme, nous demande qui était le conducteur. Je déclare que cétait moi.
Alors, on soccupe de moi en premier. On me fait rentrer dans le fourgon, on me demande mes papiers, on me fait souffler dans une machine, saliver sur une bandelette. On constate que je suis clean. On me pose des questions sur laccident, on me fait remarquer que la voiture est au nom de Mr Tommasi, on me fait redire que cétait moi qui conduisais. Je confirme, encore et encore, avec un aplomb dont je me serais cru incapable dans une telle situation. On me rend mes papiers et on me dit que je peux partir.
Je sors du fourgon comme sonné. Jérém y rentre en suivant. Les minutes sétirent et je sens de plus en plus monter langoisse que mon bobrun mette à mal ma version. Jai limpression que cest vachement long, et je commence à penser que quelque chose est en train de clocher. Ils ont vu que Jérém a bu et fumé, et ils doivent se poser, et lui poser, des tas de questions. Ils vont finir par le faire craquer. Merde !
Soudain, un visage familier apparaît devant moi comme surgi de nulle part.
« Salut, Nico.
Mais comment
»
T-shirt noir bien tendu sur son torse massif, les manchettes très près des biceps, short découvrant des beaux mollets solides, une fragrance de mec qui sinsinue dans mes narines et vrille illico mes neurones, beaux cheveux blonds et barbe bien fournie, le co-équipier de Jérém est là.
« Jérém vient de mappeler, coupe court Ulysse. Quest-ce qui sest passé ?
On a percuté un scooter
Ah merde. Et le type du scooter ?
Il sen sort pas trop mal, il est vivant.
Cest déjà ça, et cest le principal. »
Je lui explique rapidement ma petite ruse pour couvrir Jérém.
« Cest de ma faute cet accident.
Cest toi qui conduisais ?
Non
Alors, pourquoi tu dis que cest de ta faute ?
On était en train de nous disputer quand cest arrivé
Il était en tort ?
Non, je ne crois pas
le mec du scooter a grillé un STOP
Alors cest lui qui est responsable
Mais sil navait pas été énervé par notre dispute, il aurait pu léviter
Ou pas ! Tu sais, avec les si
»
Jérém sort enfin du fourgon de Police. Il a lair abasourdi.
« Ça va ? je le questionne.
Je suis KO.
Comment ça sest passé ?
Je ne sais pas
Tu as maintenu ma version ?
Oui, oui !
Ça a pris beaucoup de temps
Ils mont posé beaucoup de questions.
Eh, les gars, allez, on va chez moi, on sera mieux quici, fait Ulysse.
Mais jai pris une chambre à lhôtel, je fais remarquer.
Allez, venez à lappart, on sera plus tranquilles. On va boire un verre ensemble. Enfin, sauf si vraiment vous préférez lhôtel
je veux dire
faites comme vous le sentez, les gars. »
Jérém a lair sonné, perdu, Ulysse lui passe un bras autour du cou, le serre contre son épaule.
« Allez, Jérém, fais pas cette tête, tout va bien. Tu tes trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, cest tout. Le type est juste blessé, et ça lui apprendra à faire davantage gaffe. »
Ulysse est vraiment un gars rassurant, et quand il est là on a limpression que tout va sarranger. La perspective de profiter de sa présence me plaît. Je sens que ça va faire du bien à Jérém aussi. Alors, nous acceptons la proposition du beau blond.
Après avoir attendu lauto-dépanneuse avec nous (la voiture de Jérém nest plus en état de rouler) et être passés chercher mes affaires à lhôtel, Ulysse nous conduit chez lui. Il est 3h30 du matin.
Son appart est plus grand que celui de Jérém. Dans le séjour, le clic clac laissé en mode lit me montre le quotidien de Jérém.
Ulysse nous propose un verre, puis un autre. Nous discutons de laccident. Parler fait du bien, Ulysse nous aide à dédramatiser. Un bon pote, cest vraiment un trésor, en particulier dans les moments difficiles.
Il est près de 5 heures lorsque le beau blond nous propose de dormir un peu.
« Désolé de squatter chez toi, fait Jérém, lair assommé par la fatigue et par le choc de laccident.
Ta gueule, mec. Vous êtes mes invités et ça me fait plaisir de vous rendre service. »
Jérém sassoit sur le bord du clic clac et en commençant à défaire son gilet.
« Mais vous allez dormir dans la chambre cette nuit, fait Ulysse.
Non, pas moyen.
Je te dis que si. Sur le clic clac, vous nallez pas bien dormir à deux. »
Et sur ce, il ôte son t-shirt et se débarrasse de son short. Il se retrouve ainsi tout juste habillé dun beau boxer noir. Avec toute la meilleure volonté du monde, je ne peux mempêcher de regarder discrètement. Le tissu de son boxer moule parfaitement ses cuisses musclées et ses fesses rebondies, lélastique est tendu de façon plutôt spectaculaire sur les plis de laine bien saillants, et la poche sur le devant est plutôt prometteuse. Son torse musclé et presque imberbe est magnifique. Ah, putain, le rugby, il ny a que ça de vrai ! Puis, dans la foulée, cette somptueuse plastique masculine disparaît sous la couette.
« Bonne nuit les gars ! il nous lance, alors que ses pecs et ses tétons sensuels dépassent toujours du drap.
Je nai jamais le dernier mot avec toi, lâche Jérém sur un ton dépité.
Non, et cest pas cette nuit que ça va commencer, se marre Ulysse.
Merci Uly
finit par lâcher Jérém, après un instant de flottement.
Merci Ulysse, je fais à mon tour.
Allez, filez, les gars, laissez-moi dormir, cest assez tard ! »
Il ne nous reste alors quà gagner la chambre, et à nous glisser dans le lit de ladorable Ulysse.
Ses draps portent la marque olfactive de leur propriétaire, un parfum bien mec, le même qui a percuté mes narines dès son arrivée sur les lieux de laccident.
Dans le noir, Jérém demeure silencieux et immobile. Je sens quil est toujours sous le choc, et je veux lu faire sentir que je suis là. Je mapproche de lui, je tente de le prendre dans mes bras et de lembrasser.
« Pas ici ! il lâche sèchement, tout en se dégageant brusquement.
Et pourquoi pas ici ?
Je suis pas à laise.
Parce que cest le lit de ton pote ?
Fiche-moi la paix !
Allez, même pas pour un bisou ?
Arrête Nico !
Tu fais chier, Jérém ! » je lui lance, en me tournant sur le côté, triste et déçu par sa réaction.
Dans le noir, jattends, sans vraiment lattendre, mais sans pour autant me résigner à arrêter de lattendre, bien au contraire, une réaction de sa part, un geste de tendresse. Mais les secondes senchaînent, et deviennent minutes, et rien ne vient. Jentends sa respiration, je ressens son angoisse. Jai limpression dentendre ses pensées sentrechoquer dans sa tête. Il doit être bien secoué, nempêche. Alors je prends sur moi, et je sens ma contrariété sévaporer. Je commence à connaître mon Jérém, et japprends à faire avec. Lorsquil ne va pas bien, il se referme sur lui-même comme un hérisson. Et dès que jessaie de lapprocher, je me pique. Alors, autant attendre quil se détende tout seul.
Apparemment, la stratégie est payante.
« Désolé » je lentends chuchoter au bout dun long moment, après un long soupir, alors que ses bras se glissent enfin autour de mon torse et quils me serrent contre le sien.
« Je narrête pas dentendre ce bruit, il mexplique. Et de voir le casque exploser la vitre de la voiture. Je sais quil est juste blessé, mais jai limpression de lavoir tué. Et ce bruit, et cette image
ça tourne en boucle là-dedans. Cest comme sils étaient dans mon ventre et dans ma tête, et jai limpression quils ne vont jamais me quitter
Je me sens autant coupable que toi
si je ne tavais pas cherché, on ne se serait pas disputés, et
Merci, mille merci, Nico, il me coupe. Tu mas sacrement sorti de la merde, ce soir
Je nallais pas rester sans rien faire
Tu mas épaté, mec ! Moi jai complètement perdu les pédales, alors que toi, tétais si calme. Putain, je naurais pas cru que tu aurais autant de sang-froid !
Sur le coup, jai été sonné. Mais une fois que jai vu que le gars était conscient, jai pensé à toi de suite. Je ne pouvais pas te laisser tomber. »
Jérém me serre très fort dans ses bras et il pose quelques bisous dans mon cou.
« Toi tes un mec bien, tes mon Ourson ! » il me glisse à loreille.
Je fonds dans ses bras et sous ses bisous, je fonds en entendant ces mots. Je mendors en pleurant de joie.
Je me réveille un peu plus tard dans la nuit. Jérém dort à poings fermés, et en étoile de mer. Je me lève pour aller aux toilettes. En passant dans le couloir devant la pièce à vivre, je vois quUlysse non plus ne dort pas. Il est assis sur le clic clac, torse nu, et il regarde la télé.
« Ah, cest toi. Tu ne dors pas non plus ? il me lance, lorsquil capte ma présence.
Non, je viens de me réveiller en sursaut.
Cest à cause de laccident ?
Je pense, oui.
Et Jérém ?
Il a lair de dormir. Mais toi non plus tu ne dors pas.
Jai fait une sieste trop longue cet après-midi. Moi, je suis en vacances. »
Ses beaux biceps, ses pecs, ses abdos saillants, ainsi que son regard clair et perçant aimantent mon regard. Je me fais violence pour ne pas laisser lattirance happer mon attention. Je ne veux pas quil capte cette attirance.
« Tu es arrivé quand ? il enchaîne.
Cet après-midi.
Jérém ne mavait pas dit que tu devais venir.
Il ne le savait pas. Il ne voulait pas que je vienne le voir. Mais moi, je nen pouvais plus de ne pas le voir. Je sentais quil nallait pas bien, et je ne pouvais pas rester les bras croisés, à 500 bornes, à me prendre la tête à longueur de journée.
Tu laimes, hein ?
Oui, énormément.
Alors, tu as bien fait de venir le voir. Et tu las bien senti, il ne va pas très bien en ce moment.
Jimagine que cest à cause de son départ du Racing
Oui, cest très dur pour lui.
Mais quest-ce qui sest passé ? Pourquoi ça na pas marché ? Il a toujours été un très bon joueur à Toulouse. Pourquoi il ny arrive pas à Paris ?
Parce quici, il a eu trop de pression. Il a dû faire ses preuves très vite, et en plus on ne peut pas dire quon lui a facilité la tâche. Si Léo ne lavait pas fait chier tout au long de la saison, tout se serait passé autrement.
Cest quoi encore cette histoire avec Léo ? Quest-ce qui sest passé ?
Rien de particulier. Mais il lui a mis une pression qui a fini par le déstabiliser. Et un sportif sans un mental dacier nest pas un bon sportif. Jai essayé de laider, de le soutenir, mais jai échoué, et je men veux énormément. Et je men veux aussi de ne pas avoir pu éviter la bagarre
.
Quelle bagarre ?
Jérém venait dapprendre quil ne serait pas renouvelé. Ce con de Léo a encore voulu se payer sa tête. Et ton mec lui en a collé une en pleine figure
Mais il lavait bien cherché !
Evidemment quil lavait cherché. Mais le coach a assisté à la scène et il a pensé que sa réaction était dictée par la jalousie, alors que ce nétait pas ça du tout. Et il lui a promis quil ferait tout pour quil ne joue plus dans aucune équipe pro de sa vie.
Ah merde !
Evidemment, ils lui ont retiré son appart. Alors, je lui ai proposé de le loger.
Mais cest vraiment si dur pour un sportif dêtre gay ?
Tas pas idée, Nico ! Gay, c'est malheureusement la dernière chose qu'il faut être dans cet environnement. On peut être macho, violent avec les nanas, le pire des salauds, bagarreur, alcoolique, junkie, mais jamais homo. Il a suffi quun seul connard fasse courir des bruits pour que ça mette à mal tous ses efforts. »
Ulysse me profondément bienveillant. Je me sens rassuré, et je men veux davoir imaginé des choses entre Jérém et lui.
« Jaime bien Jérémie, cest un gars sympa, un bosseur. Il ne méritait pas que ça se passe de cette façon pour lui. Cest un bon joueur, un sacré bon joueur, il aurait suffi quon lui foute la paix pour quil montre ce quil a dans le ventre. Cest un beau gâchis ! »
Le lendemain, dimanche, Jérém dort jusquà tard, puis il part travailler dans la foulée. Evidemment, en présence dUlysse, pas deffusions, même pas un bisou. La copine dUlysse débarque à lappart un peu avant midi. Avant de partir à Dunkerque, dans sa famille, le beau blond me serre fort dans ses bras puissants et me glisse :
« Tu peux rester autant que tu veux, je ne reviens pas avant plusieurs semaines. Sens-toi chez toi. Prends soin de Jérém, mais prends soin de toi aussi.
Merci Ulysse, merci beaucoup, merci pour tout. Au fait, félicitations. Il parait que tu as signé avec le Stade.
Je narrive toujours pas à y croire !
Cest génial.
Oui, je suis super content. Mais je nose pas trop le montrer devant Jérém, tu comprends
Je comprends, oui. »
A midi, je me retrouve seul dans lappart. Je ne sais pas quoi faire, je nai rien prévu. Je sors, je me balade dans Paris. Il y a mille choses à voir dans la capitale, mais je nai pas la tête à ça.
Guidé par la nostalgie, je retourne à Montmartre, théâtre de notre première soirée parisienne. Jy vais comme en pèlerinage, sur les traces dun moment de joie et damour parfait. Jétais si heureux à ce moment-là, car Jérém était si heureux, si plein de confiance en lavenir, si bien dans sa peau. Et moi aussi javais confiance en lavenir, celui de notre relation. Tandis quaujourdhui, je ne sais plus trop quoi penser.
Sa vie a été chamboulée pour cette aventure rugbystique avortée, et maintenant par cet accident. Je sens quil a apprécié que je sois là pour lui, et ce moment de tendresse au lit a été génial. Mais je sens quil est vraiment mal. Je voudrais pouvoir laider, mais je sais quil ne va pas men laisser la possibilité.
Je déjeune au même petit restaurant où javais dîné avec lui, je repasse devant la maison de Dalida où il sétait moqué de moi, je revois son beau sourire, la joie et lamour dans son regard. Et la solitude me pèse.
Je passe voir Jérém à la brasserie en fin daprès-midi, il est très occupé. Il est sexy à mort avec sa chemise blanche rapprochée de son torse par un gilet noir, les deux boutons du haut ouverts.
« Ça va ? je lui lance, dès quil passe suffisamment près de moi
Oui, ça va, tu prends quoi ? il me lance, très speed.
Un jus dabricot.
Jarrive.
Jérém
Quoi ?
Tu sais à quelle heure tu vas finir ?
Jen sais rien, cest le week-end, pas avant 2-3 heures.
Tu me manques Ptit Loup !
Tais-toi ! »
Je le sens distant, de mauvais poil, la tête ailleurs. Je pars aux toilettes, et pendant que je me lave les mains jentends un bruit de verre cassé, ainsi quune voix sélever et gronder :
« Mais cest pas vrai, ça ! Quest-ce quil tarrive Jérém ? Tas lair complètement à louest aujourdhui. Ressaisis-toi et vite ! Et souris un peu, putain ! Cest pas la peine dêtre aussi beau si cest pour faire la gueule ! »
Je reviens à ma table, je bois mon jus de fruit en regardant mon Jérém aller de table en table. Il a lair fatigué, sur les nerfs, contrarié. Il transpire, et il souffle. Jai de la peine pour lui. Visiblement, aujourdhui il avait besoin dune pause. Cest dommage que ce ne soit pas le cas.
Ce soir-là, je dîne seul, et je passe la soirée encore plus seul. Je fais un tour en bateau mouche et je rentre à lappart à 23 heures. Je suis fatigué, je nai pas trop dormi la nuit davant.
Je me réveille à 3 heures du mat, toujours seul dans le lit. Je me lève, inquiet. Je mapprête à lappeler, lorsque je maperçois quil a de la lumière dans la pièce à vivre. Jérém est allongé sur le clic clac, il regarde la télé, tout en fumant un joint.
« Salut Jérém.
Salut.
Taurais pu venir dans le lit.
Je ne voulais pas te réveiller.
Tu peux venir maintenant, si tu veux, je suis réveillé.
Je suis bien ici. De toute façon, je narrive pas à dormir, et je tempêcherais de dormir aussi.
Mais moi jai envie de te prendre dans mes bras
Je ne suis pas dhumeur
Je peux avoir un bisou, au moins ?
Ouais
»
Je me penche sur lui, je pose un bisou sur ses lèvres. Il le reçoit sans pratiquement de réaction, sans même quitter la télé des yeux. Je capte une haleine fortement alcoolisée.
« Jai envie de toi, Jérém.
Pas ce soir.
Même pas pour une gâterie ?
Non, je suis trop naze.
Tu penses toujours à laccident ?
Je nai pas envie de parler de ça.
Mais tu ny es pour rien et
Laisse-moi tranquille, tu veux ?
Je taime, Jérém.
Ok.
Cest tout ? Ok ?
Va au lit, sil te plaît, jai besoin dêtre seul. »
Cest avec la mort dans le cur que jaccepte de me plier à sa demande. Je ne veux pas me disputer avec lui. Mais je sens que le fossé qui nous sépare est encore en train de se creuser et que tous les ponts que jessaie de bâtir pour relier nos deux rivages seffondrent aussitôt. Pour bâtir un pont, il faut à minima deux appuis sur un sol stable. Et le « sol » de son côté, seffrite à vue dil.
Le lendemain, Jérém repart travailler. Il quitte lappart sans pratiquement cracher un mot, il me quitte sans un seul geste de tendresse, ni même de complicité. Jarrive tout juste à lui arracher un bisou à la dernière seconde, alors quil a déjà la main sur la poignée de la porte. Si beau dans sa tenue de serveur, et si distant. Jai terriblement envie de lui, mais jai surtout envie de le prendre dans mes bras et de parler de ce qui sest passé. A moi aussi cette histoire pèse, je voudrais quon se soutienne mutuellement.
Une nouvelle fois, je me retrouve seul dans lappart dUlysse. Une fois de plus je sors, mais cette fois-ci, avec une destination précise. Je pars en banlieue, je passe une bonne partie de la journée à Versailles. Ça faisait longtemps que javais envie de visiter ce haut-lieu de lHistoire de France et je me dis que cela occupera mon esprit pendant quelques heures.
Pendant la visite guidée, je reçois un coup de fil de la police mannonçant que Ouissem va bien, quil na pas de blessures graves, mis à part une lésion du ménisque qui nécessitera une opération pour récupérer la pleine fonctionnalité du genou. Je termine la visite du château, jécourte celle du parc, je suis impatient dannoncer tout ça à Jérém.
En fin daprès-midi, je me pointe à la brasserie et je lui répète ce que le policier ma dit au téléphone. Au fil de mes mots, je le vois se détendre, comme pousser un long soupir de soulagement. Je vois son émotion monter sur son visage, dans son regard, dans ses yeux émus, humides. Je sens quil a envie de pleurer et quil se fait violence pour se retenir.
Je me fais violence à mon tour pour ne pas me lever de ma chaise et le prendre dans mes bras.
« Ça va aller, Ptit Loup, ça va aller. »
Je suis profondément touché par son émotion, et je mautorise à espérer que le soulagement que cette nouvelle a semblé provoquer en lui laide à sortir de sa morosité. Le soir, la nuit suivante, jattends son retour avec impatience. Je suis fatigué, mais je ne peux pas mendormir. Je lattends sur le clic clac, devant la télé. Je mautorise à espérer que lorsquil rentrera de son service, je retrouverai le Ptit Loup que jaime, celui de ma première visite à Paris, celui des séjours à Campan, celui des visites surprises à Bordeaux.
Il nen est rien. Jérém rentre encore plus soûl que la veille, encore plus stone.
« Ça va, ptit Loup ?
Arrête de mappeler comme ça !
Et tu veux que je tappelle comment ?
Jérém, cest bien.
Tes chiant ! Je comprends que tu sois affecté par ce qui sest passé
Ecoute, Nico. Tu devrais rentrer
Mais Jérém !
Nico, rentre chez toi. Je nai pas envie quon sengueule et je nai pas envie de te dire des choses que je regretterais après. Pour linstant jai besoin dêtre seul.
On se revoit quand, alors ?
Je nen sais rien, on verra.
Encore "on verra" ? On en est à nouveau là ? Dès que quelque chose se passe mal pour toi, tu me jettes ?
Ne me prends pas la tête à cette heure-ci, tu veux ?
Mais Jérém ! Je taime et je veux être là pour toi !
Je nai pas besoin de toi, je nai besoin de personne, jai besoin dêtre seul, tu comprends ça ?
Et moi il faut que je tattende encore.
Tu fais ce que tu veux.
Je voudrais pouvoir faire quelque chose pour toi
Tu peux me faire une pipe si tu veux.
Javais très envie quand tu es rentré, mais là jai vraiment plus envie.
Tant pis, je me débrouille
»
Je narrive pas à croire que nous en soyons à nouveau là. Je pars dans la chambre, je passe une nuit horrible, je ne dors presque pas. Le lendemain matin, je suis réveillé par le bruit de la douche. Je suis vaseux, jai limpression que tout mon corps est engourdi, et un mal de crâne épouvantable mempêche de réfléchir. Mais pas de souffrir.
Je me lève, je mhabille, jai besoin de voir Jérém avant quil parte travailler.
« Bonjour, je lui lance en essayant de ne pas laisser transparaître ma souffrance.
Salut » il lâche sèchement.
Nous nous regardons pendant quelques instants. Dans ses yeux, sa tristesse me touche.
« Demain, je ne bosse pas
»
Pendant un instant, jespère quun miracle va se produire.
« Alors, ce soir je vais sortir avec des potes
»
Non, pas de miracle. Jai envie de pleureur.
« Tu veux vraiment que je parte ?
Je pense que ce serait mieux que tu rentres, oui » il finit par lâcher, après un instant de silence qui me paraît interminable, insupportable. Son regard est fuyant, et jai comme limpression que ses yeux sont embués.
« Mais Jérém
Ninsiste pas. Tu ne vas pas rester ici à squatter avec moi lappart de mon pote, alors que je nai pas le temps ni la tête pour être avec toi ? Je serais insupportable, et tu serais malheureux. On finirait par sengueuler, et je ne veux pas quon sengueule.
Mais pourquoi cest toujours si difficile entre nous ? Pourquoi il faut que japprenne ce qui se passe dans ta vie par ton ancien voisin, par ton colocataire, par Charlène ? Pourquoi tu ne me parles pas ? Pourquoi tu ne me fais pas confiance ?
Je suis désolé, Nico. Je voudrais être différent, mais je ny arrive pas. Je vois tout ce que tu fais pour moi, et ça me touche, vraiment. Mais cest moi qui cloche, et je ne veux pas te faire du mal.
Ce qui me fait le plus mal cest de ne pas être avec toi alors que je sais que tu nes pas bien ! »
Ses mots me touchent. Je me retrouve dans une situation horrible, ne rien pouvoir faire pour aider le gars que jaime, à part respecter son besoin dêtre seul.
« Tu veux vraiment que je parte ? » jenchaîne après un autre silence lourd comme du plomb.
Et là, pour toute réponse, Jérém se retourne. Ses yeux sont vraiment humides. Il me prend dans ses bras, il me serre très fort contre lui. Je ne peux retenir mes larmes, et jéclate en sanglots.
« Je suis désolé. Tu es un gars exceptionnel, tu mérites mieux que moi !
Mais cest toi que je veux !
Laisse-moi un peu de temps, le temps que je me sorte de cette merde, le temps que je me retrouve. Et encore merci, vraiment merci, pour ce que tu as fait pour moi lautre soir. »
Je pleure dans ses bras, je lembrasse fébrilement, je caresse ses cheveux, je respire le parfum de sa peau.
« Je dois y aller » il enchaîne tristement.
Il me semble inconcevable de devoir partir, alors que nous pouvons enfin être ensemble, alors que je suis libéré de mes contraintes de cours, et quil est libéré de ses contraintes « de milieu sportif ». Mais cest ainsi, et je ne peux rien y faire.
« Je vais rentrer aujourdhui, je concède, comme dans un état second. Jai limpression de ne pas reconnaître ma voix, que mes mots sont ceux de quelquun dautre.
Tu rentres à Toulouse ?
Oui.
Si tu vois Thib, passe-lui le bonjour de ma part.
Jérém
à propos de Thib
il ne faut vraiment pas que tu croies des choses. Je suis avec toi, et Thib cest juste un bon pote.
Et pourtant, tu serais tellement mieux avec lui quavec moi
»
Ses mots me font mal comme un coup de poing dans le ventre. Jai limpression que Jérém baisse les bras, quil ne croit plus en notre histoire.
« Dis pas ça !
Lui il saurait taimer comme tu le mérites. Il ne te ferait pas autant de mal.
Je nen sais rien, et je nai pas envie de le savoir. Cest toi que jaime, Jérémie Tommasi !
Ourson
Ptit Loup
»
Un instant plus tard, je sens son étreinte se délier. Jérém se retourne. Je sais quil pleure, et je sais quil ne veut pas que je voie ça. Je le prends dans mes bras, jattire son dos contre mon torse, je couvre son cou de mille bisous. Mon cur sanglote avec le sien.
Je voudrais trouver les mots, les arguments pour le faire changer davis, pour quil accepte mon amour, ma main tendue. Mais je sais que tout mot serait le mot de trop et risquerait de gâcher ce moment. Je préfère quon se quitte de cette façon, en nous avouant que nous nous aimons même si nous narrivons pas à vivre cet amour. Je préfère quitter Jérém en larmes plutôt quen pétard.
Je me sens étrangement en paix avec moi-même. Pour la première fois je me dis que jai fait tout ce qui était en mon pouvoir, et que désormais la balle nest plus dans mon camp. Je me dis que tout ce que je pourrais faire de plus, ce serait de trop. Je repense à une chanson quécoutait Maman quand jétais petit et que je trouvais très belle et triste à la fois. When all is said and done
https://www.youtube.com/watch?v=tUh4u-lYEhM
Jérém quitte lappart dans la foulée, sans me regarder. Je voudrais le retenir, mais je sais que ça ne servirait à rien. Je le regarde passer la porte et le battant se refermer derrière lui. Son image impressionne encore ma rétine, son parfum fait encore frémir mes narines, sa présence hante encore mon esprit. Et mes sanglots éclatent à nouveau, incontrôlables.
Jérém vient de partir et je me retrouve seul comme sil venait de me quitter. Ce nest pas le cas, car je sais quil sait que mon amour est là. Je sais que le sien est là aussi. Mais, visiblement, lamour ne suffit pas au bonheur, ni au mien, ni au sien. Le constat de mon impuissance face à son malheur me rend infiniment triste. Nous nous retrouverons peut-être un jour. Peut-être. Cette « date » indéfinie et hypothétique est un abysse devant lequel ma raison échoue, laissant une sensation dimmense désolation menvahir. Les yeux embués de larmes, je rassemble mes affaires. Je quitte lappart, je prends le métro et je prends le premier train au départ pour Toulouse, la mort dans le cur.
Tu tappelles Jérémie Tommasi et ce matin, en partant à la brasserie après avoir demandé à Nico de partir, tu as envie de pleurer. Non, tu pleures. Tu ten veux de lavoir fait souffrir encore. Surtout après ce quil a fait pour toi après laccident. Une fois dans la rue, tu aurais voulu trouver le courage de lui expliquer pourquoi tu te sens si mal vis-à-vis de lui. Tu as été tenté de faire demi-tour, daller le retrouver, de lui dire à quel point tu tiens à lui. Mais tu nas pas pu. Comment arriver à exprimer clairement tes sentiments, alors que tu es si mal à laise dans ta tête ? Comment lui expliquer que ta déception et de ton amertume vis-à-vis de ta carrière avortée ce ne sont pas les seules raisons qui te mettent mal à laise dans votre relation ?
La cohabitation avec ton co-équipier sest révélée plus difficile que prévu. Le côtoyer au quotidien dans la proximité et promiscuité dun petit appart, être confronté à sa présence, parfois à sa nudité décomplexées, à ses sous-vêtements traînant dans la salle de bain, tout cela exacerbe en toi des désirs que tu essaies de réprimer.
Mais ce qui te bouleverse le plus, cest dêtre confronté à son intimité. Certes, ça fait des mois que tu es confronté à sa nudité presque quotidiennement, dans les vestiaires au rugby. Mais cest une chose de le voir prendre une douche dans un vestiaire, entouré des autres gars, et cen est une autre de le savoir en train de prendre une douche, seul, à quelques mètres de toi. Sa proximité attise ton désir. Comme la nuit, quand tu rentres du taf et que tu tallonges sur le clic clac. Tu sais quil est là, dans la chambre, et quune simple cloison te sépare de lui. Après le taf, tu es crevé, et tu nas pas envie de sortir. Mais dans le clic clac, tu as envie de te branler. Tu te branles en pensant à ton pote dans son lit. Tu te branles en timaginant aller le rejoindre. Une nuit, en te branlant, tu tes même dit que tu allais le faire. Tu as bondi du clic clac. Tu as posé ta main sur la poignée de la porte du couloir. Mais tu nas pas pu aller plus loin.
Depuis que tu habites chez lui, tu es aussi confronté à sa vie sexuelle. Parfois, sa copine vient passer la nuit à lappart, et elle ne vient pas que pour dormir. A travers la cloison fine, tu entends les soupirs, les frémissements du plaisir, le cri silencieux de lorgasme. Tu te branles, en rêvant de le(s) rejoindre dans sa chambre, dans le lit. Tu accepterais même un plan à trois, pour pouvoir regarder Ulysse prendre son pied. Tu te contenterais même de le regarder baiser sa copine, tu te contenterais même de frôler sa peau, son corps « par accident », comme lors du plan à quatre avec Thib , et celui à trois, avec Nico.
Ça, cest ce que tu te dis pendant que tu te branles. Et pourtant, à linstant où tu perds pied, où lexplosion de ton plaisir balaie toute raison laissant la vérité du désir éclater dans ta tête avec une évidence incontestable, tu sais que ce nest pas dun plan à trois dont tu as envie, mais de coucher avec Ulysse. Tu as envie de lui. Tu as envie de prendre ton pied avec lui, tu as envie de mélanger ton plaisir au sien. Tu as envie de te retrouver dans ses bras. Tu as limpression que tu serais si bien dans ses bras forts et rassurants.
Après lamour, Ulysse vient parfois boire un truc. Il traverse le séjour discrètement, il fait gaffe à ne pas te réveiller. Il semble ignorer que tu ne dors pas. Tu le regardes discrètement, dans la pénombre. Et lorsque la lumière du frigo illumine le corps dathlète de ce beau garçon qui vient tout juste de jouir, et alors que tu viens tout juste dessuyer tes émois, tu ressens une frustration immense.
« Tu ne dors pas ? il te questionne une nuit, alors que ta discrétion na pas fait le poids face à ton envie de le mater.
Jai pas sommeil.
On ta pas réveillé, au moins
Tinquiète
»
Vos regards se croisent, se suspendent lun lautre pendant une fraction de seconde. Tu voudrais voir dans le sien le même désir qui te ravage. Tu crèves denvie de lui. Mais son regard se détourne et tu lentends lâcher un simple :
« Bonne nuit mec. ».
Et là, tu te sens à la fois rassuré et terriblement frustré. Et dès que tu entends la porte de sa chambre se refermer, tu te branles une nouvelle fois.
Pendant les deux semaines suivantes, je nai presque pas de nouvelles de mon Jérém. Dans la maison de mes parents, jétouffe. Mon père me fait toujours la gueule, et le fait davoir eu mes partiels haut la main na eu aucun impact sur son attitude à mon égard. Alors que je suis certain que si je métais loupé, il aurait su menfoncer encore davantage. Je passe de bons moments avec Maman, mais je me sens souvent seul.
Je partirais bien à Gruissan ou ailleurs, nimporte où, avec ma cousine Elodie. Mais ce nest pas possible. Entre son taf, sa vie de couple et sa grossesse, sa nouvelle vie laccapare à 200%. Jai envie de partir pour me changer les idées, mais je nai pas envie de partir seul.
Jappelle Julien et je lui propose de nous voir. Il me demande de passer chez lui. Je ne le trouve vraiment pas en forme.
« Ça va, mon pote ?
Jai connu mieux.
Quest-ce qui tarrive ? Tu tes fait plaquer par une nana que tu as trompée ? je plaisante.
Je viens de perdre ma marraine.
Ah, pardon, je suis désolé. Je te présente mes condoléances.
Cétait quelquun qui comptait beaucoup pour moi, vraiment beaucoup, il mexplique.
Je suis certain que cétait quelquun de bien.
Cétait comme une deuxième mère pour moi. Jétais même davantage en confiance avec elle quavec ma propre mère. Avec Jeanne, je pouvais parler de tout, vraiment de tout. Cétait quelquun de très intelligent et de très généreux. Elle avait lintelligence du cur. Cétait un pilier dans la famille. Et ce pilier, il va sacrément manquer. Elle me manque énormément. Et en même temps, je narrive encore à réaliser que je ne la verrai plus.
Je suis presque sûr que depuis là-haut elle doit veiller sur son filleul et être fière de lui.
Je lespère. En tout cas, encore plus quavant, je vais memployer à être à la hauteur de lexemple quelle ma donné. Jaimerais tellement lui ressembler ! »
Je sens que Julien est vraiment affecté par ce deuil. Jessaie de le réconforter, mais au final cest lui, comme toujours, qui joue les clowns et qui me fait rire.
Le lendemain, jessaie de contacter Thibault. Hélas, il nest pas sur Toulouse. Au téléphone, il mexplique quil est en Corse avec Nathalie, le petit Lucas, et un couple damis.
Comme je lis la presse sportive, je sais que début juin, le Stade Toulousain est arrivé en demi-finale du Top 16 et quil a été arrêté dans son élan par Agen. Jai vu pas mal de fois le nom de Thibault mentionné dans la presse, et à chaque fois dans des termes très élogieux. Je le félicite pour sa saison, je lui donne des nouvelles de Jérém, je lui apprends quil na pas été renouvelé dans son équipe. Je lui parle également de laccident, et notre nouveau passage à vide. Du moins, jessaie.
En effet, plus je tente de lui expliquer pourquoi nous n'arrivons pas à nous retrouver, plus mes propos sont incohérents et contradictoires. Au fur et à mesure de mes explications, jai tour à tour limpression de ne pas en faire assez, de ne pas être assez patient avec Jérém, ou bien de lêtre trop, de trop accepter de Jérém, tous ses états dâme et ses sautes dhumeur.
Le fait est que lamour ne sexplique pas, et que chaque situation est unique. Il faut vivre une relation de lintérieur pour en connaître les tenants et les aboutissant. Et encore, là aussi, on ne sait pas tout, on ne maîtrise pas tout. Et surtout pas les pensées les plus enfouies de lautre.
Ainsi, il mest impossible de lui rendre compte de cette situation dans laquelle nous nous aimons, et pourtant nous narrivons pas à être ensemble.
« Tu as bien agi, je suis sûr quil a été très touché par ton geste, il finit par considérer. Laisse-le mijoter, il reviendra vers toi. Je vais essayer de lappeler quand je rentre. »
Au bout de deux semaines, Jérém me manque horriblement. Plus le temps passe, plus je le laisse « mijoter », plus la peur de le perdre à nouveau menvahit.
Le 12 juillet je me fais la réflexion quun an plus tôt, Elodie et moi étions à Londres pour le concert de Madonna. Cétait magique. Ça me paraît à la fois si proche et si loin. Tant de choses ont changé en si peu de temps.
Mi-juillet, après presque un mois de « mijotage », jappelle Charlène.
« Jimagine que tu mappelles pour avoir des nouvelles de Jérémie
Tu lis dans mes pensées !
Je lai eu il y a deux semaines environ.
Ten as de la chance, toi ! Et il va comment ?
Pas terrible. Laccident la beaucoup affecté. Il a été vraiment touché que tu le sortes du pétrin, il a même été impressionné, je dirais. Il ma dit quil ne sattendait pas à ce que tu prennes les choses en mais comme tu las fait. Et surtout il ne sattendait pas à ce que tu prennes autant de risques pour lui.
Si seulement il pouvait mettre ça dans la balance de notre relation !
Il te fait à nouveau la misère ?
Ça fait pratiquement un mois que je nai pas de ses nouvelles, mis à part quelques messages.
Tu sais, même avec moi il est distant. Cest toujours moi qui lappelle.
Mais au moins à toi il te répond !
Il sait quil va prendre une volée de bois vert sil ne me répond pas ! Et puis, je détiens un argument majeur pour le faire réagir. Il me suffit de prononcer le mot "Unico" pour quil rapplique illico !
Tu crois que si je gardais ses chevaux je marquerais des points ?
Il est possible
Je ne sais plus sur quel pied danser avec lui.
Et moi je ne sais plus quel conseil te donner, Nico
Je dois te saouler
Non, tu ne me saoules pas. Le fait est que je ne veux pas te donner de faux espoirs. Je ne sais pas comment Jérém va évoluer dans les semaines, les mois qui arrivent. Au fond de moi, jai envie de te dire de taccrocher, de ne pas lâcher laffaire. Mais dun autre côté, jai envie de te dire de te protéger, parce que tu risques den baver. Je naurais jamais imaginé dire ça un jour, mais je pense que le mieux pour toi dans limmédiat cet serait de vivre ta vie sans Jérém, quitte à le retrouver plus tard, lorsquil aura vaincu ses démons.
Je croyais que la meilleure façon daimer quelquun, cétait de laider à révéler la meilleure facette de lui-même
Cest une belle définition de lamour en effet. Mais elle a ses limites lorsque la personne aimée refuse obstinément de se laisser apprivoiser. Cest une chose de faire des efforts pour comprendre lautre, et je reconnais que tu en as faits beaucoup. Mais le mutisme de Jérém, son renfermement sur soi, son arc-boutement sur son amour-propre, son refus obstiné de partager ses doutes et angoisses avec toi, de te laisser le soutenir, tout ça rend aujourdhui votre relation impossible. On peut "éventuellement" comprendre les raisons qui le font agir ainsi. Mais tu ne peux pas accepter ce genre de relation. Il est très difficile daimer quelquun qui ne saime pas lui-même. »
Je soupire, je souffle, pendant que la peur de le perdre me prend à la gorge.
« Alors, entre le conseil de taccrocher et celui de prendre du recul et de la distance, je ne peux vraiment pas trancher, elle enchaîne.
Si je décide de prendre de la distance, comment savoir que ça ne va pas nous éloigner à tout jamais ?
Tu ne peux pas le savoir. Mais je pense quau fond de toi, tu sais ce qui est bon pour toi, suivant ta solidité émotionnelle et ta réserve de patience déjà rudement mise à contribution
»
Charlène a raison, ma patience a été rudement mise à contribution. Trois mois déjà, trois mois sans coucher avec Jérém, sans tendresse, sans complicité. Jamais depuis notre première révision nous sommes restés si longtemps sans faire lamour.
Un peu après la mi-juillet, je crois quentre les deux solutions proposées par Charlène, jai enfin fait mon choix. Un vendredi soir, je décide de me secouer de ma morosité. Je me douche, je me sape. Je sors au B-Machine. Je cherche à mamuser, à faire la fête, à danser, je cherche la compagnie de ceux qui me ressemblent et avec qui je me sens bien. Je cherche le contact avec le Masculin.
Le lendemain, je sors à nouveau, au On Off. Je fais exprès darriver côté Canal pour ne pas trop approcher la rue de la Colombette. Je ne veux pas être assailli par les souvenirs, je ne veux pas affronter mes démons. Je ne veux pas arriver en boîte les larmes aux yeux. Jusquà tard dans la nuit, je mate des mecs, je goûte au frisson provoqué par lexposition à la beauté masculine.
A partir de ce moment, je sors pratiquement chaque soir dans le milieu. Je bois, je mate. Parfois, plus rarement, je me fais mater. Un soir, il marrive de concrétiser. Mais une fois le frisson de me sentir désiré envolé, une fois lexcitation passée, une fois lorgasme consommé, je me sens mal, Jérém me manque encore plus.
Un autre soir je décide daffronter mes démons. Je décide de rentrer à la Ciguë. En lisant la plaque « Rue de la Colombette » depuis le boulevard Carnot, je suis percuté par un faisceau de souvenirs. Et je repense à nos adieux déchirants, cest dur de penser à quel point je laime, de savoir quil maime aussi, et de rien pouvoir faire pour laider, pour faire avancer notre relation. Jai choisi de suivre le conseil de Charlène de prendre du recul, de prendre de la distance. Est-ce que je le retrouverai un jour ? Où es-tu, mon Jérém ?
Début août 2002.
Mes sorties à répétition et mes grasses matinées narrangent pas la relation avec mon père, et finissent même par inquiéter Maman. Elle me demande pourquoi je sors autant, je ne sais pas quoi lui répondre. Elle me demande si tout va bien avec Jérémie, je lui réponds quil a pas mal de choses à régler en ce moment et que pour linstant il na pas de temps pour moi. Jai envie de pleurer et Maman le sait. Elle me prend dans ses bras et ça me réconforte.
Je finis par en avoir marre des sorties, et de lambiance à la maison. Je décide de changer dair, de partir quand-même quelques jours à Gruissan.
A la plage, haut lieu détude de la bogossitude, jarrive à plusieurs conclusions capitales au sujet du masculin.
Première conclusion : la combinaison chromatique bogoss brun à la peau mate et bronzée/t-shirt blanc/short de bain rouge, cest juste sublime. Ce bogoss inconnu à la plage qui happe mon regard avec ce physique et cette tenue hyper sexy à mes yeux, me fait penser à Jérém. Mon beau brun arborait quasiment la même tenue lorsque je lavais croisé à la piscine Nakache lan dernier à mon retour de Gruissan. Jétais en compagnie de ma cousine, il était accompagné dune pouffe. Et on avait baisé dans une cabine des vestiaires. Ah putain, quest-ce que cétait ça avait été chaud !
Première conclusion/bis : la combinaison bogoss brun à la peau mate et bronzée/torse nu, pecs et abdos dessinés et biceps saillants/short de bain rouge, cest juste somptueux.
Première conclusion/ter : la combinaison chromatique bogoss brun à la peau mate et bronzée/torse nu dessiné/short de bain rouge, le tout ruisselants à la sortie de leau, cest juste à divin.
Deuxième conclusion, tentative de réponse à une question « existentielle » : pourquoi le geste plus ou moins conscient dun beau garçon qui passe nonchalamment sa main sous son t-shirt pour caresser ses abdos est chargé dun érotisme à ce point insoutenable ?
Peut-être parce que ce petit geste ressemble de très près à un acte dautoérotisme. La main qui caresse et sattarde sur cette région bien sensible, bien érogène, car située juste au-dessus du pubis, si proche de la zone du plaisir masculin, cache-t-elle dautres envies ? Les doigts qui frôlent lélastique du boxer ou du short de bain, ne manifestent-ils pas le désir daller plus loin dans la recherche du plaisir ?
A quoi pense ce beau garçon en accomplissant ce geste ? A la dernière fois où il a joui ? A la dernière fois où il a baisé ? A la dernière fois où il sest fait sucer ? A sa prochaine coucherie ? A sa dernière branlette ? A celle quil aurait envie de se taper là, tout de suite, si seulement il avait le pouvoir de se cacher des regards ? A celle quil va se taper dès quil le pourra ?
Troisième conclusion, ou plutôt une observation : un jeune gars sexy passe et laisse sur son passage une traînée de parfum entêtante qui vrille mes neurones. Une traînée, une fragrance, une fraîcheur de jeune mec, une gifle olfactive insolente et insoutenable.
Malgré la présence de beaux spécimens sur la plage et dans la ville, je finis par mennuyer. Je nai plus envie de sortir, je nai plus envie daventures qui ne mapportent rien à part un frisson passager et une solitude encore plus épaisse après. Alors, au bout de quelques jours, je rentre à Toulouse.
A Toulouse je mennuie tout autant, jétouffe toujours autant. Je recommence à sortir pour tromper lennui, et je finis par mengueuler avec mon père, le 15 août.
16 août 2002
Le lendemain, le jour du 44ème anniversaire de Madonna, je pars à Bordeaux. Jai besoin de me retrouver seul, mais dans un environnement familier. Mon petit chez moi fera laffaire. Mes propriétaires maideront à ne pas me sentir trop seul en attendant la reprise des cours. Les balades le long de la Garonne et les livres feront le reste.
Le jour même, je me rends à la bibliothèque municipale pour trouver de quoi varier mes lectures. Jarpente longuement les immenses rayonnages. Et cest au détour de lun dentre eux que limprévisible se produit à nouveau.
« Salut Nico ! » il me lance avec un grand sourire, lair vraiment content de me revoir. Je suis presque étonné quil se souvienne de mon prénom. Au fond, nous ne nous sommes vus quune seule et unique fois, et cétait il y a des mois. Je le regarde attentivement et je le trouve encore plus charmant que lors de notre première rencontre.
Oui, le garçon se souvient de mon prénom. Et moi aussi je me souviens du sien.
« Salut Ruben
»
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